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Posts Tagged ‘préraphaélite’

Je trouve enfin le temps d’écrire sur ce blog. Mes visites se raréfient, mais il y a énormément de choses qui se produisent en ce moment – objectivement, même si j’ai l’impression que rien n’arrive, ce qui est un de mes problèmes.

On m’a demandé d’écrire une pièce de théâtre, par exemple, ce qui est vite devenu quelque chose de plus dans mon esprit – je pense écrire des chansons pour l’accompagner. Je préfère ne pas en trop en dire pour le moment. Les idées sont placardées au-dessus de mon bureau.

L’évènement le plus marquants de ces dernières semaines, le voilà : j’ai résolu une enquête. Enquête dont le résultat s’est rapidement élevé au rang de petite découverte universitaire. Comme quoi les influences servent.

Le générique de Sherlock Holmes s’impose, je crois :

Sans ma passion pour Sherlock Holmes et Dante Gabriel Rossetti, en effet, je n’aurais jamais mené cette enquête jusqu’au bout.

Tout commence un beau jour de… Mars, si j’en crois mes mails. Peut-être un peu avant. Bref, ce jour-là, je suis allée à la bibliothèque universitaire pour emprunter le bouquin qui me faisait envie depuis un moment : un essai sur le peintre préraphaélite Dante Gabriel Rossetti.

Imaginez : un tout petit livre aux airs de grimoire avec de très belles reproductions en noir et blanc, dont la mystérieuse Washing Hands, que j’ai découverte à cette occasion. La première phrase de l’ouvrage est la suivante : « Rossetti must not be considered as master, but as a genius ». Je ne pouvais qu’être séduite. C’est pourquoi dès que l’occasion s’est présentée, j’ai couru à la bibliothèque emprunter le précieux petit ouvrage que j’avais feuilleté auparavant. Il fut glissé précautionneusement dans mon sac et transporté avec moi au cours des jours suivants – je ne manquais pas une occasion de le lire, naturellement.

Jusqu’à ce jour où, pendant un cours sur les légendes arthuriennes – dont les peintres préraphaélites étaient fans, ça ne s’invente pas… – je sors fièrement le livre de mon sac et le montre à une amie. Elle le feuillette et remarque la dédicace écrite à l’encre sur la première page : « To Agnes from [monogramme mystérieux]. Xmas. 1902. »

Amusée, je tourne les pages à la recherche d’autres notes potentielles. J’en trouve deux au crayon de papier, dont une en face d’un paragraphe qui évoque le jeune peintre Arthur Hughes : « Not true of me [monogramme mystérieux], very much of Burne Jones », signale l’inconnu d’une écriture élégante, ornant toujours la note de ces mystérieuses initiales entremêlées.

A cet instant, une idée folle traverse mon esprit et la musique de Sherlock Holmes commence à résonner dans ma tête. Je replace le livre dans mon sac. Rentrée chez moi, l’enquête commence officiellement.

Serait-il possible que l’auteur des notes soit Arthur Hughes en personne ?

Pas d’affolement, commençons par quelques détails formels et concrets. Le livre a été édité en 1902 et écrit par Ford Madox Hueffer, petit fils de Ford Madox Brown, lui-même peintre préraphaélite. Bien. Quant à Arthur Hughes, il était encore vivant en 1902. Une recherche un peu plus poussée m’apprend que Lewis Carroll a pris plusieurs photos de Hughes avec ses enfants, dont une du peintre avec sa fille, prénommée… Agnes.

Ça fait suffisamment de coïncidences, non ? Histoire de me conforter dans mon hypothèse, je tire de mes archives un autoportrait d’Arthur Hughes à 19 ans (en tête de ce post – et oui, j’aimais aussi ce peintre avant cette affaire), sur lequel on peut voir l’écriture manuscrite du jeune peintre. Entre 19 et 70 ans, l’écriture d’un homme a certainement évolué, mais je trouve des lettres communes.

Là, je regarde une image de Rossetti accrochée sur le mur de ma chambre : mon ami, si ma théorie se vérifie, c’est un cadeau que tu m’envoies du ciel.

Donc, le moment est venu de passer à l’action. Durant les jours qui suivent la découverte, je retourne à la bibliothèque où j’obtiens l’adresse mail de la directrice du département des arts, duquel fait partie le mystérieux ouvrage. Et comme je ne veux pas passer pour une douce illuminée, j’envoie des photos à l’appui de mes arguments. Résultat : j’obtiens une réponse dans les semaines qui suivent. La rencontre avec la directrice – charmante – a lieu dans les bureaux de la bibliothèque. Je me sens privilégiée. Pas intimidée : cette émotion m’est interdite.

L’entrevue se déroule à merveille, avec à la clé l’adresse d’un professeur qui pourrait m’aider, ainsi que la promesse de la directrice que le livre de Hueffer sera protégé. (D’ailleurs, comment les notes au crayon de papier ont-elles pu survivre pendant plus d’un siècle ? C’est un miracle. Apparemment, le livre n’a été emprunté que trois fois. En tout et pour tout.)

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Mon souhait était en effet que le livre soit mis à l’abri. La seule pensée qu’il puisse être emprunté ou abîmé – même si les chances étaient faibles – avec un tel contenu m’inquiétait un peu.

Ainsi donc, l’enquête se poursuivait. Elle fut interrompue, cependant, et ne reprit qu’un mois plus tard. Raison : Sherlock Holmes n’avait pas de dossiers à rendre ni des exposés à faire, lui ! Le veinard.

Un mois plus tard, je trouvai enfin le temps de reprendre l’enquête en me maudissant cent fois – environ – pour le temps perdu. Ceux qui me connaissent savent que la patience ne fait pas partie de mes attributions.

Je retrouvai, coincée entre les pages de mon carnet, le morceau de papier sur lequel était inscrite l’adresse du professeur. « Un spécialiste de la peinture du XIXème siècle qui a été en Angleterre. Il répond assez vite, en général », m’avait dit la directrice du département des arts.

Elle ne croyait pas si bien dire.

Jeudi matin, j’envoyai un long mail, assez ressemblant à celui que j’avais envoyé à la dame, photos jointes évidemment. Le soir même, à minuit, les enfants, peu avant d’éteindre les lumières, je vais faire un tour sur ma boîte mail et que vois-je ? Une réponse.

Je l’ai lue. Relue. Et je me suis retrouvée à rire comme une folle devant mon écran pendant les vingt minutes suivantes.

Le professeur confirmait non seulement mon hypothèse (« c’est un monogramme que l’on retrouve sur de nombreux dessins d’Arthur Hughes ») mais m’invitait également à publier une note universitaire sur la question. J’ai 22 ans, je ne suis pas étudiante en art et encore moins professeur. J’ai donc accepté.

(Nota : Une note ou un article universitaire est publié dans une revue spécialisée. C’est une source officielle, fiable, répertoriée, pouvant être utilisée par n’importe quel professeur ou étudiant pour une thèse, un article, une conférence, un mémoire et j’en passe.)

A l’heure actuelle, je suis en train de constituer un dossier de recherches sur Arthur Hughes et de trouver des idées afin de pouvoir prétendre à une publication digne de ce nom. En écoutant les Raveonettes. (Vus en concert samedi. Quelque chose me dit que Sune Rose Wagner et moi aurons un compte à régler un jour.)

Le soir où j’ai reçu l’email qui concluait mon enquête, j’ai non seulement ri mais fixé un regard entendu (et reconnaissant) sur les images de Sherlock Holmes et Rossetti accrochées au-dessus de moi.

Comme quoi, les influences peuvent servir.

(suite au prochain épisode… d’ici là, les recherches sont de mise)

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Well now as I bow out
At the funeral of my youth
It was so lonely
It was so lovely
It was so lovely
Eugene McGuinness.

I have been there before
But when or how I cannot tell
Dante Gabriel Rossetti.

Contrairement à ce que mes derniers posts sur ce blog – et même sur facebook – pourraient laisser croire, mon admiration pour le peintre Dante Gabriel Rossetti ne date pas d’hier.
Je serais incapable de me souvenir de la première fois que j’ai lu son nom, mais cela doit remonter à plus de cinq ans. Minimum.

Avant lui, j’avais déjà un attachement particulier aux tableaux préraphaélites, depuis l’enfance. La question qui se pose est : comment une petite fille peut-elle avoir eu connaissance de ce mouvement dont on ne commence à entendre parler qu’à l’université, et encore – si, comme moi, on a choisi une voie purement littéraire ?
La réponse est : de façon très bête.
Quand j’étais enfant, je collectionnais les images de sirènes. Un jour, je suis tombée sur le tableau de John William Waterhouse, A Mermaid. Tout part de là : j’ai cherché d’autres toiles, le bonhomme était préraphaélite, etc. Enchaînement. Effect and cause comme dirait un certain Mr. J. White.

Je crois le moment où j’ai réellement commencé à m’intéresser à la vie de Rossetti et à son œuvre fut au lycée. Pour les TPE, j’avais choisi avec une amie de travailler sur le mouvement préraphaélite. Dante Gabriel étant l’un des – sinon le – fondateurs du mouvement, dresser une petite biographie de lui était un passage obligé.

L’anecdote que je me délectais à raconter à l’époque – c’est toujours le cas – était celle du livre de poèmes de Rossetti. Il l’avait mis dans le cercueil de sa femme après que celle-ci soit tragiquement décédée d’une dose fatale de laudanum. Quelques années plus tard, Rossetti est venu exhumer le cercueil pour y reprendre son recueil, qu’il a publié. La légende raconte que le corps d’Elizabeth Siddal était intact, si l’on excepte sa chevelure rousse qui avait poussé post-mortem.

J’ai eu une bonne note à ce TPE, mais là n’est pas la question. Par la suite, j’ai appris qu’Oscar Wilde, mon Maître et auteur favori de tous les temps, avait lui-même une grande admiration pour Rossetti, ce qui n’a fait qu’augmenter mon intérêt.

En revanche, j’ai mis du temps à apprécier pleinement ses toiles. L’art de Dante Gabriel peut sembler moins facile d’accès que celui d’un Waterhouse ou d’un Millais.
Peut-être parce qu’il faut une certaine maturité ? Les toiles de Rossetti ne reposent pas sur la technique, pour commencer. Même si les préraphaélites s’attachaient à montrer le réalisme de leurs sujets, aussi fantastiques soient-ils, l’un des défauts de Rossetti est qu’il n’a pas de technique en peinture. (Et je n’invente rien. Je professais déjà cet avis avant qu’il ne me soit confirmé par une biographie trouvée récemment.)

Connaissant le caractère impatient et fougueux du personnage, cela n’a rien d’étonnant. Il ne supportait pas les cours qu’il suivait à l’Académie Royale de peinture. Dante Gabriel fait partie de ces individus qui s’investissent à corps perdu dans ce qu’ils aiment, mais ne peuvent travailler sur des sujets qu’ils détestent. Ce n’est pas forcément une qualité, certes, mais fonctionnant de la même façon, je peux le comprendre.
L’autre raison est que Rossetti ne se destinait pas du tout à être peintre. Son truc, c’était les lettres, la poésie, la lecture. Enfant, il dévorait tout ce qui lui tombait sous la main, avec des préférences très marquées pour Shakespeare (vers sept ans, il lut sa première pièce du maître anglais, me battant à plate couture : pour moi, ce fut à dix…) et les récits fantastiques (oui, j’ai poussé une exclamation quand j’ai lu qu’il avait adoré Le Moine de Lewis, sur lequel je viens de terminer un mini-mémoire universitaire).
Bref, Rossetti est avant tout un poète et ce n’est qu’une fois jeune homme qu’il trouva sa vocation dans la peinture. Sans jamais abandonner la poésie, toutefois. Notre ami était naturellement un artiste complet. (Et un collectionneur, pionnier de l’esthétisme proféré par Wilde et consorts ! Vous avez lu la description de sa maison de Cheyne Walk ? Elle vaut le détour.)

Donc, disais-je, je n’ai apprécié pleinement sa peinture que récemment. Outre les défauts évoqués et une passion des symboles, Rossetti possède un grand sens de la couleur et surtout, une intensité hors du commun. Ses toiles frappent.
J’ai encore beaucoup de mal à décrire l’impression qu’elle me font. Mais ce que je sais, c’est qu’elles me touchent comme aucune autre. L’intensité dégagée par ses personnages est une des clés. Leurs gestes ou leurs regards ne sont pas anodins.

      

Je crois aussi – et je m’en rends compte en l’écrivant – que Dante Gabriel mettait toute sa passion dans son art. Qu’il s’agisse de sa peinture ou de sa poésie. Sister Helen est un modèle du genre : dans ce poème, les sentiments de l’héroïne y sont dépeints d’une telle façon qu’il est impossible de ne pas être touché. (L’histoire d’une vengeance. Une femme jette un sort à son amant qui l’a trahie : après trois jours d’agonie, il est condamné à l’Enfer, et elle aussi. L’héroïne passe de la haine et du triomphe à la pitié, l’amour et le remords avec une puissance magnifique.)

Évidemment, la vie de Rossetti fut agitée, à l’image de son esprit sans arrêt en mouvement et inquiet. Dans tout ce que j’ai pu lire sur lui, il est décrit comme charismatique, passionné, boute-en-train. Mais aussi égoïste, irresponsable et un brin narcissique. L’un ne va pas sans l’autre, faut-il croire… Il aima son épouse et ses modèles – ce qui, on s’en doute, ne fut pas sans causer certains problèmes : sa femme se suicida. Sa vie fut entièrement guidée par ses passions – et rien d’autre.

Ce sont certaines des raisons de mon admiration à son égard.

Pourquoi cette inspiration soudaine, les textes et les phrases griffonnées à son sujet ? Oh, eh bien j’ai récemment pu voir la série que je poursuivais depuis longtemps : Desperate Romantics. Six épisodes sur la Confrérie Préraphaélite et le tour est joué. Les acteurs sont tous excellents et, malgré plusieurs infidélités à la vie des protagonistes – condenser en quelques mois des évènements qui se sont étalés sur des années – c’est une série très agréable à regarder, que l’on soit passionné par ces peintres ou pas. (Faut-il rappeler que la liaison de Dante Gabriel et Elizabeth a duré douze ans ?)

Quelques jours après avoir vu un épisode de Desperate Romantics, je me suis retrouvée à griffonner un texte. Il y était question d’un peintre et je me suis assez vite rendue compte de qui il s’agissait. (Ce texte est Le Portrait, disponible sur ce blog.) Dante Gabriel venait de s’introduire de façon inattendue dans mon esprit.

Je crois qu’il compte bien y rester.

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Pour Alexandra Bourdin.
Sa robe était rouge sang.
A bien y réfléchir, c’était la première fois que Dante Gabriel la voyait porter une robe de couleur. Les fois – les rares fois – où il l’avait rencontrée auparavant, elle portait des robes ténébreuses, noires ou bleues, mais d’un bleu si sombre qu’il reflétait le ciel nocturne.
Cela la rendait presque plus inquiétante, en définitive – la robe rouge qui tranchait sur sa gorge blanche et ses cheveux sombres, comme toujours lâchés. Par paresse ou rébellion, elle détestait les attacher. Il n’avait pas encore fixé la question. Sans doute un peu des deux.

Il songea à l’étrange façon dont leur relation s’était nouée, il y avait quelques semaines de cela. Elle était venue dans son atelier et il avait peint un portrait d’elle, cependant qu’elle écrivait sur une page blanche ce qu’il découvrit être un portrait écrit de lui. Elle le lui avait offert avec un sourire, disant que, si par le plus grand des hasards il pouvait lui en fournir la copie, elle en serait fort aise.

C’était cela, plus que leur rencontre dans une obscure taverne londonienne, qui avait scellé leur… amitié ? Car au fond, il n’y avait certainement rien de plus.

Deux ou trois semaines auparavant, ils s’étaient vus dans ce lieu fort peu raffiné. Dante Gabriel le trouvait idéal pour y chercher l’inspiration, l’oubli et, souvent, des modèles parmi les filles qui le hantaient.

Lillian Henshaw était entrée, elle l’avait vu immédiatement. Elle était peut-être à sa recherche. Elle n’était connue que dans un certain cercle d’artistes mais il avait eu l’occasion d’avoir une ou deux de ses nouvelles sous la main. Elle admirait ses toiles et le lui dit.

Ils savaient tous deux que la soirée n’allait pas se terminer en conversation conventionnelle sur l’art. En moins d’une demi-heure, ils avaient quitté l’endroit et il l’avait entraînée dans son atelier.
Dante Gabriel séduisait les femmes. Beaucoup trop, jusqu’à l’excès. Il avait cependant rarement l’occasion d’être séduit par elles.
Seulement Lillian le voulait, et elle l’avait eu.

Excepté cette nuit, la première, ils n’avaient jamais été amants. Ou alors, c’étaient des amants d’une étrange sorte… Une relation basée sur l’art. Ils en parlaient souvent.
Une nuit, il l’avait emmenée sur les quais beaux et sordides de l’East End.

« Tous mes amis ou amants m’entraînent ici à un moment ou un autre, avait soupiré Lillian. Je n’ai presque jamais vu un paysage dans tes toiles. Seulement des dames médiévales. Alors pourquoi venir ici ? Londres, l’East End, la Tamise ?

– Cela m’inspire.

– Pourquoi ?

– Peindre de ténébreuses dames. »

Il l’avait regardée avec le sourire moqueur avec lequel il regardait le monde entier, semblait-il. Ce n’était qu’un masque et elle le savait : elle en portait un sensiblement identique. Mais elle l’ôtait parfois, dans son atelier.

Dante Gabriel et Lillian étaient tous deux amoureux, et ce n’était pas l’un de l’autre. Chacun portait en lui une passion qui les déchirait, et qui luttait contre leur nature impétueuse.

Ils ne pouvaient s’empêcher d’être constamment séduits par la beauté, l’art et l’intelligence qu’ils rencontraient sur leur chemin. Ce qui avait amené l’épouse de Dante Gabriel à se tuer, il n’y avait pas si longtemps.
Lillian était aimée d’un individu bien particulier qu’elle ne pouvait s’empêcher de fuir. Elle ne supportait pas la stagnation et était captivée, sans cesse, par d’autres qui croisaient son chemin.

« Je suis d’un égoïsme fou, avait-elle dit une fois. Je sais, je sais qu’il m’attend, je le sais. Et pourtant je suis là, ce soir. Et je ne lui reviendrai pas tout de suite. Je suis d’une nature… diabolique, peut-être ? Je ne peux contrôler cela. »

Le visage de Dante Gabriel était devenu sombre, et nul n’aurait alors voulu savoir ce qui se tramait dans son esprit. Son épouse s’était empoisonnée avec du laudanum. Et pourtant, même après sa mort, il n’avait pas changé. Il restait le même, toujours, succombant à la beauté des modèles qui croisaient sa route.

Mais ce soir-là, Lillian était différente. Vêtue de sa robe rouge sang, elle semblait tranquillement résignée. Ils devaient sortir ce soir-là, dans le centre animé de Londres.
Elle venait de lire une histoire publiée sur un journal presque indigne de ce nom, qu’elle avait acheté pour quelques cents. Une histoire d’apocalypse, mal écrite et baroque comme elle adorait en lire de temps en temps – un goût commun avec Dante Gabriel.

« Si la fin du monde avait vraiment lieu, je voudrais la passer avec toi. » Elle était près de lui, les doigts posés sur le velours vert de la veste du peintre, et sa voix n’était plus qu’un murmure. « J’ignore s’il y a un Paradis et je ne crois pas à l’Enfer. Au moins, j’aurais une âme également damnée pour m’accompagner, si tu le permets. »

Il l’avait embrassée, mais c’était le baiser reconnaissant de celui qui découvre son semblable.

Ils marchèrent jusqu’à l’Hôtel Royal. En d’autres circonstances, Lillian se serait attardée pour observer l’animation et la Lune, presque irréelle, dont le croissant parfait se faisait voir au-dessus d’eux.

« I have been there before, but when or how I cannot tell », murmura la jeune femme.

Elle s’était arrêtée en face du bâtiment, probablement plein à cette heure.

« J’ai écrit cela, affirma calmement Dante Gabriel, debout à ses côtés.

– Je le sais ! Mon peintre-poète préféré. » Elle redevint subitement sérieuse. « Il va nous attendre. Rentrons. »

Elle poussa la porte et tous deux traversèrent le hall, puis le salon enfumé – une association de gentlemen se réunissait ordinairement à cette heure – pour prendre un escalier qui les mena au troisième étage. La porte de la chambre était entrebâillée. Lillian la poussa sans hésitation et entra.

Sherlock Holmes se tenait dans l’encadrement de la fenêtre. Il se retourna en les entendant entrer.

« Bonsoir, Lillian… et Dante Gabriel Rossetti, si je ne m’abuse ?

– Lui-même, répondit le peintre.

– Je vois nettement pourquoi elle vous a trouvé. Mais nous n’allons pas nous porter coups et blessures mortelles ce soir, ajouta-t-il d’un ton insouciant. Nous sommes là pour une affaire des plus ténébreuses. J’ai oui dire qu’en plus de vos talents de peintre et de poète, vous aviez un certain penchant pour… les sciences occultes. Il y en a des traces sur vos toiles.

– C’est une plaisanterie esthétique, souffla Lillian avec un sourire.

– Insinueriez-vous que notre homme fait de l’esbroufe, miss Henshaw ?

– Pas du tout, monsieur Holmes. Dante Gabriel a effectivement un savoir immense en la matière, mais cette passion sert également son aura. »

L’artiste se tourna vers Lillian, à la fois interloqué, amusé et légèrement furieux.

« J’ai une affaire à vous proposer », annonça Holmes. Il fixa un instant Dante Gabriel en plissant les yeux. « Votre aide pourra m’être utile.

Nous être utile », rectifia Lillian.

Holmes eut un bref sourire à l’adresse de la jeune femme – presque malgré lui, remarqua Dante Gabriel. Il lui expliqua rapidement la situation. Ils devaient se rendre à Venise. Ce fut bref, concis mais non dénué de style, et lorsque le peintre donna son accord, le détective parut à peine surpris.
Lillian, quant à elle, souriait en les observant. C’était un sourire de triomphe, mais elle le cachait assez habilement.
Finalement, Dante Gabriel fut sommé par Holmes de quitter la pièce pendant un instant. Ce que la jeune femme et lui se dirent, le peintre ne le sut jamais, et le sourire de Lillian lorsqu’elle sortit de la pièce ne l’informa pas plus sur ce sujet.

« Je comprends pourquoi tu l’aimes et pourquoi tu le fuis, dit-il.

– Oui, répondit-elle. Tout comme je comprends tes raisons.

– A cette différence près… »

Dante Gabriel s’arrêta dans l’escalier qu’ils descendaient, regarda Lillian et posa une main sur ses cheveux.

« …Que Holmes est en vie. Mon épouse est morte.

– Je lui reviendrai et il le sait, affirma Lillian. Et si l’un de nous deux doit mourir, crois-moi, ce ne sera pas lui. »

Sans laisser à Dante Gabriel le temps de lui répondre, la jeune femme l’entraîna vers la sortie de l’Hôtel Royal. Une fois revenue dans la rue, son visage changea. L’air de la nuit parut l’enivrer et elle rit.

« Quelque chose me dit que ce que Holmes t’a confié va faire naître des toiles et des poèmes magnifiques. En attendant, je suis avec toi, ce soir.  »

Elle se tourna vers lui, saisit le visage de Dante Gabriel entre ses mains et l’embrassa sur le front.

« Ce n’est pas encore la fin du monde et je veux voir tout ce qu’il a à m’offrir. »

Fin

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Pour DGR.

Les bougies ont presque brûlé. L’atelier est silencieux, muet, mais reflète mal les idées tourbillonnantes de l’homme qui s’agite sans un bruit. Seule l’oreille la plus fine pourrait entendre le tracé du pinceau sur la toile. Des croquis sont jetés sur le sol et, déjà, le peintre ne s’en préoccupe plus. Son œuvre est déjà créée dans son esprit et sur la toile les couleurs s’ajoutent. Avec impatience, il ranime les flammes éteintes, et revient à la toile inachevée.

Il ignore l’heure, il ne l’a pas regardée. Une façon comme une autre – la sienne – de conjurer l’indispensable fléau du temps. Le chatoiement du tissu, la bouche et les ongles, l’achèvement n’est plus très loin !

Et le peintre replonge dans la transe qu’il n’a pas tout à fait quittée. La fièvre l’emporte et le mènera jusqu’au bout où, épuisé, la dernière touche aura été apportée.

Enfin, il recule. Sa main tremble et il pose finalement son pinceau près du chevalet, sur la palette aux couleurs désordonnées. L’extase disparaît petit à petit. Soudainement, ses épaules sont agitées d’un frisson : il avait oublié qu’il faisait froid. Un moment, il observe le tableau. Les traits du modèle, sa vision rendue à la toile et aux couleurs.

Et il ne se doute pas que la femme assise au milieu des chandeliers, la main appuyée sur les pages d’un cahier, a fait une œuvre d’encre cependant qu’il fixait son image. Elle a dessiné par des phrases le portrait du peintre.

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