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Archive for janvier 2015

Tout a commencé par un coup de fil. Je m’apprêtais à passer la soirée chez une amie, affaires prêtes, sac en bandoulière, quand soudain… La sonnerie.

« Adeline, je te dérange ?

– Non, mais tu as dix minutes. Je suis sur le point de partir.

– Alors, je vais faire vite. Ça va sûrement te sembler violent, désolée de te faire exploser cette bombe à la figure, mais…

– Que se passe-t-il ?

– Voilà, je joue dans une autre pièce à côté des Femmes Savantes et un des comédiens vient de se désister. Ça t’intéresse ?

– Toujours !

– Alors, le rôle c’est Britannicus dans Britannicus.

– QUOI ? »

Au bout du fil : Maïté Cussey, comédienne admirée avant de devenir une amie. Elle dirige la troupe du Théâtre Ishtar à laquelle j’ai l’honneur de collaborer depuis un an. C’est elle qui m’a donné un rôle dans sa première mise en scène, Les Femmes Savantes ou Molière, l’apéro rock, me permettant de remonter sur les planches pour la première fois depuis des années. En Octobre, le spectacle a obtenu un prix au festival Terre de Scène(s) Villefranche. Pas trop mal pour une reprise d’activités. Et d’autres projets sont à venir – dont je ne peux malheureusement pas parler tout de suite. Ishtar est dans doute la chose la plus inattendue qui me soit arrivée en 2014… Mais revenons à nos moutons.

Après m’être assurée que Maïté parlait bien de la pièce de Racine et retenu un cri, j’ai accepté, évidemment. Je n’ai pas réfléchi une seconde : on n’allait me proposer ce rôle qu’une fois, et je ne le laisserais pas filer. J’ai raccroché, hurlé « YOUPI ! » (comme quoi, je n’ai pas retenu mon cri très longtemps) et suis partie chez mon amie. Ce fut une très bonne soirée. (Au cours de laquelle j’ai vu pour la première fois Les Aristochats et Cendrillon, mais c’est une autre histoire.)

Britannicus

Le texte en question. Bien usé.

Quelques jours plus tard, je me retrouvais avec la pièce de Jean Racine dans les mains, en train de griffonner des notes à côté des répliques et de chercher des idées pour le personnage. Officiellement, Britannicus était un spectacle qui mélangeait du théâtre, du chant et de la danse. Des danseurs de hip hop officient au milieu du spectacle, et des chanteuses viennent jouer entre les scènes. Le texte a été adapté par Claire Marc pour l’association O.S.E., et la mise en scène a été confiée à Vincent Breton, qui joue aussi Néron. (C’était sa première direction d’acteurs et il s’en est bien sorti.) Tous les comédiens venaient d’horizons différents. C’était un projet important : la pression était constante.

C’est aussi le rôle le plus important que j’aie eu à jouer. J’avais été recrutée fin Octobre, et les représentations commençaient mi-Décembre. Maïté et moi étions les dernières arrivées sur le projet, ce qui laissait à peine un mois pour apprendre le rôle et le développer. Il fallait trouver des idées, il les fallait vite, et il fallait surtout qu’elles soient intéressantes. (Maïté, qui jouait Agrippine, a eu une tirade de cinq pages à apprendre, et j’ai été impressionnée à chaque fois que je l’ai vue la jouer.)

J’ai fait la seule chose qui me soit venue à l’esprit : prendre exemple sur mes aînés. Quand Maïté m’a proposé Britannicus, j’ai immédiatement pensé que c’était un cadeau qui me permettrait de marcher sur les traces de mes héros. Peu de temps avant, Tom Hiddleston était remonté sur les planches pour jouer Coriolanus, et Richard Armitage pour incarner John Proctor dans The Crucible. Ayant lu et écouté un nombre démesuré incalculable d’interviews des deux messieurs, je me suis dit que le meilleur moyen afin de présenter un bon Britannicus était de m’inspirer de leurs méthodes de travail.

Which I did.

Le personnage de Britannicus souffre de la malédiction du jeune premier. Si on se contente de la pièce de Racine, il est facile d’en faire un jeune homme naïf, lumineux et qui ne comprend absolument rien aux machinations qui se trament autour de lui. Narcisse, son confident, le trahit. Junie, l’amour de sa vie, le met plusieurs fois en garde. Face à Néron, son frère adoptif, que la pièce montre petit à petit se transformer en assassin complètement frappé, Britannicus peut très vite paraître fade. [Blague à part, Britannicus  pourrait s’intituler Néron : The Origins. Non ? Bon.]

Neron meme

Une des chanteuses de Britannicus s’est amusée à faire des memes de Néron (Vincent Breton).

Le jeune premier : c’est ce que je voulais à tout prix éviter. Dans les faits, Britannicus a été assassiné par Néron peu avant ses 14 ans. Donc, on met de côté les recherches historiques et on revient au texte. Dans la deuxième scène où Britannicus apparaît, une phrase m’a interpellée : « Je renonce au royaume auquel j’étais destiné car je suis seul ».

Je l’ai surlignée et me la suis répétée sans arrêt. C’était la clé. L’autre m’a été fournie par Maïté elle-même, lors de notre première discussion à propos de la pièce. Elle m’a dit que Britannicus était « un prince déchu ». Ce qu’il est effectivement, au sens propre. Pour une romantique comme moi, ça impliquait beaucoup d’autres choses, et Maïté le savait.

Je n’ai regardé aucune autre mise en scène de Britannicus parce que je ne voulais pas être influencée. Mais je me suis inspirée d’autres personnages, ça oui. Et c’est là que les aînés sont intervenus – j’avais fait mes recherches historiques influencée par eux. Je me suis aidée de ce qu’ils avaient pu dire : il fallait que mon personnage ait une voix, une démarche, des motivations, et une certaine mentalité. La plus grande difficulté étant que je jouais un homme. Alors j’ai cherché.

J’ai immédiatement pensé à Guy de Gisborne. Question noble déchu et désabusé, il se pose là. Je lui ai piqué quelques trucs. (Bon, disons-le tout net, il a été ma référence n°1.) Pendant une répétition, Vincent m’a dit d’avoir la même démarche qu’Aragorn. Résultat : je suis allée scruter quelques scènes du Seigneur des Anneaux. Et je me suis mise à me tenir droite, tout le temps – jouer ce rôle m’aura au moins appris ça.

Guy of Gisborne

« Ainsi, Néron commence à ne plus se forcer ! »

Aragorn

« Je renonce au royaume auquel j’étais destiné car je suis seul. »

J’ai aussi constitué une playlist de sept morceaux que voici. Elle a des airs de mini BO de film. Je l’ai énormément écoutée pendant les semaines qui ont précédé la première, et ça m’a aidée à situer l’état d’esprit de Britannicus. A le garder, surtout.

1. How To Destroy Angels – The Space In Between

Pour l’atmosphère : c’est pesant, grave, solennel, mais ça m’évoque aussi des paysages. Le calme avant la tempête : Britannicus vit ses derniers jours. Et pour cette phrase : « Blinding light illuminates the scene. »

2. Anna Calvi – I’ll Be Your Man

Tout simplement parce que j’étais une fille qui jouait un homme – amoureux, de surcroît.

3. Petros Tabouris – Sikkinis (dance from the satyrical drama)

Pendant mes premières recherches, je suis tombée sur cet album. Tabouris a enregistré de vraies compositions datant de l’antiquité. Cet instrumental plonge tout de suite dans un univers de toges et de colonnes.

4. Petros Tabouris – Epitaph of Seikilos

Un morceau très court – à peine plus d’une minute – et lumineux. J’aime beaucoup les paroles, qui auraient pu être dites par Britannicus à Junie avant qu’il aille mourir :

Tant que tu vis, brille ! Ne t’afflige absolument de rien ! La vie ne dure guère. Le temps exige son tribut.

5. Richard Hawley – Standing At The Sky’s Edge

Cette chanson est un film à elle seule. Les grands espaces, les destins tragiques de personnages, la voix caverneuse de Richard Hawley : tout est là.

6. Nine Inch Nails – Something I Can Never Have

Britannicus à Junie. Que dire de plus ?

7. Ed Sheeran – I See Fire

Bon, je n’ai pas précisé qu’on avait répété Britannicus quelques semaines avant la sortie du Hobbit 3. Les deux jeunes femmes qui chantaient dans la pièce avaient l’habitude de jouer cette chanson avec une guitare acoustique pendant les pauses ou en coulisses. Je la trouve parfaite pour résumer l’état d’esprit de Britannicus.

Finalement, en faisant tout ça et en griffonnant des notes, j’ai réussi à créer mon Britannicus. Un prince déchu, digne, amer, amoureux de Junie et parfaitement conscient de ce qui se joue autour de lui. Au moment de quitter Junie, Britannicus sait qu’il ne la reverra plus et qu’il va se faire assassiner l’instant suivant. Mais il n’a pas peur. C’est une des qualités que je lui envie, d’ailleurs : son courage. Je trouve Britannicus extraordinairement courageux, et je serais bien incapable d’être aussi noble que lui dans les mêmes circonstances.

Jouer un rôle d’homme signifie ôter tout geste superflu. Pendant les répétitions, je me suis vite aperçue qu’il y avait des gestes que je ne pouvais plus faire, parce qu’ils étaient typiquement féminins. Même chose pour la voix : éviter absolument les aigus. Je me souviens d’une répétition où j’ai demandé à Hassen Fialip, qui jouait Narcisse, comment il aurait prononcé une phrase exclamative. Après, c’est une question d’habitude – même si un mois est court pour se préparer. Britannicus m’aura au moins appris à me tenir droite – une habitude que j’avais du mal à conserver avant.

A l’heure où j’écris ces lignes, la dernière représentation de Britannicus a eu lieu hier. Les dernières représentations sont toujours émouvantes. Celle-ci l’a été, pour de multiples raisons, et parce que j’ai eu l’occasion de rencontrer et de travailler avec des gens très différents. Je me suis fait de nouveaux amis inattendus, et j’ai appris énormément de choses. J’ai d’ailleurs été ravie de m’entendre aussi bien avec Audrey Jaillard, qui jouait Junie. (C’est intéressant, la relation qu’on développe avec ceux qui jouent nos amoureux.) Quand Britannicus lui a dit « On m’attend, Madame, il faut partir », hier soir, il la regardait vraiment pour la dernière fois.

Britannicus et moi nous séparons en bons termes. It was quite a journey, comme disent les Anglais, mais je ne suis pas mécontente de laisser Rome et Néron derrière moi. La cohabitation entre le prince et moi n’a pas toujours été facile, et psychologiquement, c’était parfois éprouvant. Ce n’est pas vraiment le type le plus joyeux du monde. Je reste attachée à ce personnage, et je suis contente d’avoir pu lui donner un peu de profondeur au lieu de l’avoir montré comme un jeune prince sautillant. Je suis très heureuse des retours que j’ai eus, et je suis encore sidérée qu’on m’ait proposé ce rôle. Jamais je n’oublierai cette expérience. Mais bon sang, je suis soulagée de ne plus rentrer chez moi chaque jour en pensant que je vis mes derniers instants et que l’Empire va s’effondrer.

Vale, Britannicus.

Néron meme2

Bonne question.

P.S. (deux jours plus tard) : Quand je préparais Britannicus, j’avais toujours cette image de lui, debout à l’entrée de son palais. Il se tient en haut des marches à côté d’une colonne et regarde le crépuscule en sachant que c’est l’un des derniers qu’il verra. Hier, je rentrais chez moi pendant que le soleil finissait de se coucher, et je me suis dit que la vue ne lui aurait pas déplu.

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