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Archive for août 2016

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Gustave Courbet – Le Désespéré (1843-1845)

Je sais que ça fait longtemps que je n’ai pas publié d’article sur ce blog, mais j’ai une excellente excuse (pour une fois) : depuis plusieurs mois, j’étais plongée dans l’écriture de ma seconde pièce de théâtre, qui est la suite du Vampire de la rue Morgue dont je vous ai déjà parlé. Il se peut que j’écrive un autre article sur cette aventure, mais après tous ceux que j’ai en tête, que j’espère écrire bientôt. Bref, si je suis là ce soir, c’est parce que c’est le Ray’s Day, la fête de la lecture dont le nom provient du grand Ray Bradbury. Pour l’occasion, j’ai décidé de poster une nouvelle, écrite il y a quelques mois en cadeau à un ami. J’espère qu’elle vous plaira. (Avec le recul, ça m’amuse de voir qu’elle aborde un thème sur lequel j’ai écrit des dialogues pendant des semaines.)

Il entra en ouvrant à peine la porte. Juste assez pour faire passer son corps par l’ouverture, si bien que les cloches ne tintèrent pas.

Il tourna silencieusement la poignée, remit sa main gantée dans sa poche et jaugea l’endroit du regard. Étrangement calme pour un mardi midi. Parfait. Il avait seulement besoin d’un peu de temps. Il choisit une table bien éclairée, non loin de la baie vitrée.

Il promena son regard autour de lui avec une pointe d’indifférence. Une femme pendue à son téléphone injuriant l’amant qui n’était manifestement pas là – son murmure était saccadé. Deux hommes en costumes, occupés à trouver les moyens d’alimenter une conversation formelle et polie.

Non, il n’y avait personne. Personne dont il put se satisfaire vraiment. Il glissa la main dans sa poche, en tira une montre à gousset et regarda l’heure. Dans cinq minutes, il devrait partir. Il n’aurait pas le choix. A moins que…

Les cloches du restaurant sonnèrent. Un jeune homme entra : pâle, épuisé, le poing serré sur une chose invisible. Il balaya le restaurant d’un regard enfiévré et vit celui qui l’observait. Il le reconnut soudain, s’avança vers la table, tira une chaise et s’assit sans même ôter son manteau.

Le jeune homme posa son poing sur la table et l’ouvrit. L’objet se tenait sous leurs yeux, au milieu des couverts sans assiettes. Le jeune homme guetta une réaction.

Mais son interlocuteur se contenta de regarder l’objet et de sourire :

«  Je suis heureux de vous voir, mon ami. Comment se portent les Enfers  ? »

Le jeune homme mit quelques secondes à répondre. Il paraissait presque nerveux. Cependant, il affronta le regard de son interlocuteur sans ciller.

« Les membres du 5ème cercle vous saluent », répliqua-t-il.

Le jeune homme attendit une réponse – qui ne vint pas. Il tapa du bout des doigts sur la table et se décida à poursuivre :

«  J’ai fait ce que vous m’avez demandé. Je vous ai rapporté l’objet. Je vous demande de me libérer du lien que vous m’avez attaché. »

Son interlocuteur haussa un sourcil.

« Pourquoi le ferai-je ? Il se pourrait que j’aie encore besoin de vos talents.

– Vous trouverez quelqu’un d’autre, rétorqua le jeune homme. J’ai écumé des Cercles Infernaux pour vous, j’ai fait une escapade au Purgatoire. »

Comme son interlocuteur ne réagissait pas, le jeune homme le jaugea du regard. Il énonça calmement :

« Et je sais parfaitement qui vous êtes. Je sais pourquoi on vous a chassé, pourquoi ils ne veulent plus de vous ni en haut, ni en bas. Je vous ai apporté l’objet, et je me moque absolument de ce que vous en ferez. J’ai exécuté votre demande, je vous demande de me libérer de mon engagement. »

Son interlocuteur ne détacha pas son regard du sien. Une serveuse passa à côté d’eux sans les voir, parce qu’il voulait qu’il en fût ainsi. Le jeune homme ne pouvait cacher sa nervosité, mais ce n’était pas son interlocuteur qui l’intimidait. Son agitation était due à la fatigue du voyage, et aux forces qui s’agitaient en lui et autour de lui en permanence. Un si beau potentiel à peine développé.

« Soit, dit enfin l’interlocuteur, tout en repliant sa main gantée autour de l’objet. Je vous laisse libre de faire ce que bon vous semble. Vous savez qu’il est inévitable que nous nous recroisions ?

– Je n’ai aucun doute là-dessus. Et je m’y attends. »

L’interlocuteur du jeune homme se leva, l’objet toujours dans la main, et le glissa sous son manteau. Puis il quitta le restaurant aussi calmement qu’il y était entré.
C’est à ce moment que la serveuse se dirigea vers le jeune homme pour prendre sa commande. Il s’exécuta poliment. La normalité du lieu lui paraissait presque étrange. Une escale entre deux voyages, probablement. Il essaierait de faire durer celle-ci.

Lorsque la serveuse se fut éloignée, le jeune homme baissa les yeux et vit le petit morceau de papier laissé par son interlocuteur juste avant son départ. L’écriture manuscrite était parfaitement lisible :

Au plaisir d’une nouvelle collaboration fructueuse. Vous savez où me trouver si vous souhaitez adoucir votre damnation.

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