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(I play a game ’til I’m dead.
Queens of the Stone Age – Era Vulgaris)

Il fait nuit à l’heure où je commence à écrire cet article. Ces heures vont bien à mon sujet, apparemment.

Depuis deux jours, je compulse les articles internet au sujet du Joker dans The Dark Knight de Christopher Nolan. Il y a de tout : des critiques, des débats sur des forums, des analyses psychologiques du personnage et même des essais universitaires. J’ai revu le film hier soir, après avoir résisté pendant des jours à la tentation. Bref, il est plus que temps de lui dédier un article.

Ce qui suit ne concernera pas le Joker des comics – même si j’y ferai référence une ou deux fois. Cet article sera uniquement consacré au Joker interprété par Heath Ledger.

Je pense qu’on peut analyser ce personnage indépendamment de son histoire dans l’univers des comics. Nolan a voulu donner sa propre version du Joker dans un film qui constitue lui-même une œuvre complète. Si je voulais désigner une version du Joker dans les comics qui se rapproche le plus de ce que nous montre The Dark Knight, ce serait probablement Joker de Brian Azzarello et Lee Bermejo. The Killing Joke d’Alan Moore est souvent cité aussi en raison de la violence dont le Joker y fait preuve, mais il reste pour moi différent de ce qu’on voit dans le film de Nolan. Quoiqu’il en soit, si vous n’avez lu aucune des deux œuvres, allez-y. Elles ont toutes deux le mérite d’être courtes et diablement efficaces.

J’ignore combien de fois j’ai vu The Dark Knight (un grand nombre), mais ce qui me frappe, c’est le peu que j’ai écrit sur le Joker en comparaison avec la fascination que j’ai pour ce personnage. Je crois que c’est parce que le Joker constitue un vrai mystère : on ne sait rien de lui.

En creusant, on peut trouver quelques éléments.

Pour comprendre comment a été construit le Joker dans The Dark Knight, je suis d’abord allée à la source : Christopher Nolan lui-même. Les trois influences artistiques qu’il revendique pour le personnage sont Alex dans Orange Mécanique, la peinture de Francis Bacon et le mouvement punk. L’allusion à Alex semble assez évidente : il suffit de comparer son regard avec celui du Joker pour avoir un début de piste.

Alex (Malcolm McDowell) dans Orange Mécanique de Stanley Kubrick (1971).

The Joker (Heath Ledger) dans The Dark Knight de Christopher Nolan (2008).

 

Les deux personnages ont leurs points communs : la violence, l’anarchie (et l’absence de morale ? peut-être pas selon leurs critères). La référence au punk coule de source aussi, mais celle à Francis Bacon est moins évidente au premier abord. Pourtant, en regardant les toiles de l’artiste, j’ai compris ce que Nolan avait pu y prendre pour le donner au Joker – même dans son maquillage. Quelque chose de douloureux, de torturé et surtout d’infiniment sombre. On dirait que ces toiles hurlent.

Trois autoportraits du peintre Francis Bacon (1909-1992).

Christopher Nolan a dit du Joker qu’il voulait qu’il incarne un absolu : c’est un individu complet. « On le voit transformer le monde, plutôt que lui-même », dit-il dans une interview. Dans ce même entretien, le réalisateur explique que le Joker est « pure evil through pure anarchy », et qu’il ne voulait pas l’humaniser. « On ne voulait pas montrer ses origines, montrer ce qui l’a rendu capable de faire ce qu’il fait, parce qu’il en serait devenu moins menaçant. »

Et c’est là que Nolan marque un point : ce qui rend le Joker si passionnant et si effrayant, c’est qu’on ne sait absolument pas pourquoi il est le Joker. On ne connaît pas son vrai nom, on ne sait pas d’où il vient et nous n’avons pas le moindre indice sur son passé.

Au cours du film, le Joker raconte deux histoires différentes sur la façon dont il a eu ses cicatrices. (D’abord au gangster Gambol, ensuite à Rachel Dawes.) Dans la première, c’est son père qui les lui a infligées, et dans la seconde, lui-même. Les deux histoires sont totalement différentes, et totalement fausses. Certains spectateurs penchent pour une version ou l’autre en la tenant pour authentique, mais je suis prête à parier qu’elles ne valent rien. Du reste, le Joker a failli raconter une troisième version à Batman lors de leur combat final avant que ce dernier ne l’interrompe. Et comme le dit Nolan, si on connaît les origines du Joker, il devient moins effrayant…

(J’en profite donc pour dire aux analystes qui écrivent que « c’est de la faute du père si le Joker est comme ça » : non. Aucune preuve n’est donnée dans tout le film. Même la réplique « You know, you remind me of my father. I hated my father. » que le Joker lance à un homme pendant la réception où il rencontre Batman ne vaut rien, à mon avis. C’est encore un trait d’humour sarcastique. Même dans la « version officielle » des origines du Joker écrite par Alan Moore dans les comics – et je l’appelle comme ça parce que c’est celle à laquelle on fait le plus référence – il n’y a pas l’ombre d’un papa.)

Ce qui nous ramène à la question n°1 : pourquoi le Joker est-il ce qu’il est ? Quelle est sa motivation ? Le seul indice nous est donné par Alfred, le majordome de Bruce Wayne/Batman : « Some men just want to watch the world burn ». Soit. SOIT. Certains s’en contenteront, d’autres non. Je fais partie de la seconde catégorie. La déclaration du Joker « I’m an agent of chaos » peut venir compléter celle d’Alfred.

Ceci dit, si on réfléchit à la première phrase… Elle peut s’avérer moins agaçante que prévu. Je ne sais plus où, quelqu’un a comparé le Joker à Loki. Pas à celui des films, à celui de la mythologie nordique – même si celui des films Marvel lui reste assez fidèle. La comparaison est juste : Loki est par excellence le dieu de la ruse, de la plaisanterie et, d’une certaine manière, un agent du chaos. (Pour plus d’information sur le God of Mischief, je vous renvoie à l’article que je lui avais consacré.) Loki a beau venir en aide – quand ça l’arrange – aux autres dieux lors d’aventures, il est aussi l’auteur de plaisanteries qui tournent mal, de meurtres parfaitement assumés et, à terme, c’est lui qui conduit l’armée des ombres lors de la fin du monde.

Loki et le Joker mentent. Ils ont sans arrêt recours à la ruse pour arriver à leurs fins. Dans The Dark Knight, le Joker ment à tous les personnages du film (il les manipule, pour employer un autre mot) sauf à Batman pendant la scène de l’interrogatoire. C’est sans doute la scène du film où il est le plus honnête. Après tout, il parle à son égal – j’y reviendrai.

Comparer le Joker à Loki, qui a été suranalysé, sur qui on sait énormément de choses, peut aider à y voir plus clair dans la personnalité du clown de Gotham. « Some men aren’t looking for anything logical, like money. They can’t be bought, bullied, reasoned, or negotiated with. Some men just want to watch the world burn. » D’accord, Alfred. On se contentera de ça.

Question n°2 : le Joker est-il fou ? La réponse pourrait couler de source, mais internet regorge d’articles et de débats assez passionnés sur le sujet. Un blogueur est même allé jusqu’à intituler son article Heath Ledger’s Joker is the Sanest Man in Gotham. Que le Joker soit lucide sur l’état du monde, que ses déclarations soient empreintes d’un accent de vérité indéniable, c’est un fait. Mais qu’il soit l’homme le plus sain d’esprit du film, j’en doute.

Une autre analyse publiée sur un forum explique que le Joker voudrait que les gens le pensent fou alors qu’il ne l’est pas. Ses costumes, son maquillage, son rire : tout constituerait un personnage créé de toutes pièces. Il ne rit que quand il se donne en spectacle, il est sobre le reste du temps, poursuit l’analyse et, preuve irréfutable que le Joker est sain d’esprit : il contrôle absolument toutes ses actions. C’est même le seul personnage de tout le film à contrôler ce qui se passe alors qu’aucun autre personnage – Batman, le commissaire Gordon, Harvey Dent – ne maîtrise quoi que ce soit.

C’est vrai, le Joker a toujours un coup d’avance. Il construit des plans extrêmement élaborés. (Tout le plan qui conduit à la destruction de Rachel Dawes et Harvey Dent, et permet au Joker de s’évader de prison, relève du pur génie.) Cependant, je suis en désaccord avec ces analyses : à aucun moment du film le Joker ne cherche délibérément à faire croire qu’il est fou. C’est même plutôt l’inverse : quand un des membres de la pègre (Gambol, toujours), l’accuse d’être fou, le Joker réplique : « No, I’m not. No, I’m not. » Sa discussion avec Batman lors de la scène de l’interrogatoire est éclairante : il démontre au justicier qu’il est son équivalent. (Ah, il y aurait tout un article à faire sur les antagonistes comme reflets des héros.) « See, I’m not a monster. I’m just ahead of the curve. »

Oui, le Joker dénonce l’hypocrisie des autres personnages tout au long du film, il est d’une lucidité effarante sur la situation et sur lui-même. Mais est-il sain d’esprit ? A cela, je réponds : avoir recours au meurtre de masse pour démontrer un point de vue, aussi véridique soit-il, ne rentre pas dans cette catégorie. Pour moi, le Joker est fou.

Un autre trait caractéristique du Joker dans The Dark Knight – et qui se retrouve aussi dans les comics, pour le coup – est son absence totale de peur. Il ne craint rien, pas même sa propre mort, ce qui le rend insensible à toutes les menaces qu’il peut recevoir. Comme il le rappelle à Batman qui le passe à tabac dans la fameuse scène de l’interrogatoire : « You have nothing, nothing to threaten me with! Nothing to do with all your strength! ». Il ne craint pas sa mort, ce qui me fait poser cette question : le Joker est-il suicidaire ou non ?

Ici, l’interprétation relève de chacun. Le désir de mort du Joker m’a semblé évident en sortant de la projection de The Dark Knight en 2008, et l’a toujours été depuis. Les avis divergent à ce sujet.

Dans le film, il y a trois scènes où le Joker cherche à provoquer sa propre mort. Disons, pour ne pas mettre le feu aux poudres, qu’il tente le diable. Rien de tel que des petits gifs pour les rappeler :

 

Vous vous rappelez ? Bon. Sur le forum dont j’ai déjà parlé, les gens interprètent ces scènes ainsi : si Batman tue le Joker, il brisera sa règle fondamentale, qui est de ne jamais tuer. Si le justicier tue le Joker, ce dernier triomphe, parce qu’il aura réussi à corrompre Batman. (D’où son rire quand Batman le pousse de l’immeuble avant de le rattraper.) Même chose pour Harvey Dent, le « chevalier blanc » de Gotham devenu Double-Face.

C’est une interprétation qui se vaut.

Cependant, j’ai toujours penché pour l’autre option : le Joker a un ardent désir de mort. Je pense qu’il n’a pas peur de mourir parce qu’il le désire. Il désire voir le monde réduit en cendres, mais s’il a l’occasion de se faire tuer en bonne et due forme, je pense qu’il acceptera gracieusement son sort. C’est une interprétation romantique du personnage – au sens littéraire du terme –, certes. Elle est partagée par au moins deux critiques, à ma connaissance. Je vais donc exhumer des références que je ne cite jamais ici, mais qui sont bien pratiques.

A la sortie de The Dark Knight, la comparaison entre le Joker campé par Heath Ledger et celui joué par Jack Nicholson en 1989 dans le Batman de Tim Burton était inévitable. En fouillant dans mes archives, j’ai retrouvé un hors-série des Inrocks sur Burton où on pouvait lire ceci :

« Le souci du Joker de Nolan est plus profond, plus métaphysique, moins dandy. Ce qu’il veut, c’est en finir avec la possibilité du200_s bien. Ce qu’il veut défaire, c’est l’héroïsme de Batman, l’idéalisme du procureur incorruptible Harvey Dent. Moins pour en tirer un profit personnel que pour remodeler le monde selon l’idée qu’il s’en fait : un charnier où tout est voué à pourrir. D’une vision démiurgique à l’autre, le Joker s’est défait de sa bouffonnerie pop pour devenir une figure tragique, dangereusement romantique même. »

Que nous dit Télérama à la même époque (référence inédite, je vous l’ai dit) ?

« Contrairement à celui de Jack Nicholson (dans le Batman de Tim Burton), le Joker de Heath Ledger est un desperado, un mélancolique. Son masque de peinture semble avoir été ruiné par les larmes, il dégage une énergie diabolique, juvénile, qui paraît l’indisposer lui-même. Alors, tout le monde veut voir ça, et il y a de quoi : ce Joker à l’infini désir de mort, indestructible malgré ses chutes du haut des gratte-ciel… »

Bon, d’accord, le mot suicidaire n’apparaît pas dans les deux paragraphes suscités. Les idées de romantisme et de mélancolie (de désespoir, me permettrais-je d’ajouter) sont en revanche bien présentes. L’aspiration à la mort est courante chez les héros romantiques. L’idée que le Joker de Nolan pouvait faire partie de cette catégorie de personnages ne m’est venue que bien après la séance de 2008. Il partage avec eux un certain nombre de critères : la jeunesse, le génie, les ténèbres et ce côté « absolu » dont parlait Christopher Nolan. Le Joker désire-t-il mourir ? Je crois que oui. Chacun se fera l’avis qu’il voudra.

Le Joker n’aura jamais fini de faire parler, et des gens analyseront toujours le film de Nolan parce qu’il a eu l’idée de génie d’en dévoiler juste assez pour nous faire réfléchir. Sur un blog, j’ai lu que le Joker fascinait parce qu’il représentait une forme de liberté à laquelle nous aspirions tous sans l’avouer. Le Joker incarne en effet la liberté absolue : il fait tout ce qu’il veut quand il le veut, il n’a aucune limite puisqu’il n’a peur de rien, et il ne culpabilise jamais.

Qu’on ne sache rien de lui le rend fascinant. En ce qui me concerne, je n’ai besoin d’aucune excuse pour apprécier ce personnage, que j’ai déjà défendu par le passé.

(Je parle d’excuse, je m’explique. Dans le vaste univers de la fanfiction, il est, disons… de tradition d’inventer un passé au Joker de Nolan. Sinon, comment l’héroïne pourrait-elle « moralement » tomber amoureuse de lui ? Manifestement, rares sont les auteurs qui se contentent du Joker tel qu’il est, ou de la quasi-absence d’explications données par Nolan dans son film. Il y a des années, j’ai écrit ma propre histoire sur le sujet, à titre d’expérience et parce que je voulais savoir s’il était possible d’inventer une telle trame tout en restant fidèle au personnage. L’héroïne ne cherchait jamais à savoir qui le Joker pouvait avoir été. L’histoire se terminait sur sa mort consentie, orchestrée par le Joker. L’amour constituait une entrave pour lui, et le Joker lui-même signifiait pour l’héroïne un aller simple pour la folie. J’ai relu récemment cette histoire et j’ai été troublée par son pessimisme. Et par la quantité d’hémoglobine contenue dans un certain chapitre. Et par deux-trois phrases trop alambiquées.)

Il est temps de clore cet article. A dire vrai, je voulais écrire un article de fond sur le Joker de Nolan depuis un sacré bout de temps. S’il vous donne envie de revoir le film : mission accomplie.

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Influence néfaste de l'art

On a, bien sûr, beaucoup parlé des attentats de Boston ces derniers temps. Et hier matin, je suis tombée sur un article qui titrait : « Boston : le terroriste se serait inspiré de séries télé »Et d’ajouter : « Le poseur de bombes survivant, Djokhar Tsarnaev, est un grand fan de Breaking Bad, et Games of Thrones ». Apparemment, il se serait même vanté sur Twitter d’avoir appris à dissimuler un cadavre grâce à Breaking Bad.

En 1996, après la fusillade perpétrée par un jeune homme dans le Kentucky, c’est un roman de Stephen King, Rage, qui avait été désigné, le tueur en possédant une copie. Et en 1999, après la fusillade de Columbine, certains avaient pointé du doigt Marilyn Manson, accusé d’avoir inspiré la fusillade perpétrée par deux adolescents dans un lycée.  Résultat : King a décidé de retirer son roman de la vente. Manson, affecté de l’accusation portée à son encontre, est revenu avec le sombre, ironique et un brin désespéré Holy Wood. (Voyons le bon côté des choses : sans cette polémique, il n’aurait peut-être pas écrit un aussi bon album.)

On sait que des criminels ont été inspirés par des films comme Scream ou Orange Mécanique. Je me souviens avoir lu dans une critique sur internet l’avis d’un homme qui disait avoir brûlé une voiture juste après avoir assisté à la première projection du film de Kubrick.

Alors, faut-il vraiment censurer ces artistes et ces œuvres ? Faut-il assagir l’art, ne vendre que du Justin Bieber ou des Bisounours pour restreindre au maximum les risques de pétage de plombs ?

C’est vrai, j’écoute Marilyn Manson, je lis de la littérature gothique et je suis une fan du personnage du Joker dans The Dark Knight. Est-ce pour autant que je vais aller faire exploser un immeuble ou poignarder quelqu’un dans la rue ? J’en doute. J’en doute fortement.

Les criminels que l’on accuse sont déjà malades, fondamentalement. Les œuvres dont ils se revendiquent ou qui les influencent ne font qu’alimenter une folie qui existe déjà.

Une chanson comme Irresponsible Hate Anthem (Marilyn Manson), Fuck The People (The Kills) ou Six Barrel Shotgun (BRMC) me sert d’exutoire. Même chose pour The Dark Knight. Grâces leur soit rendues. Sans ces œuvres, je n’aurais jamais pu mettre des mots sur ma rage, parfois, ou la calmer. Et je sais, évidemment, qu’une quantité effarante de gens sont dans le même cas.

Du reste, la plupart des œuvres violentes accusées de corrompre la jeunesse, en réalité, dénoncent cette violence. C’est le cas d’Orange Mécanique. Et lorsque ce n’est pas le cas, la violence est un parti pris esthétique dans l’œuvre. Elle peut aussi être gratuite, c’est vrai. Mais c’est alors au spectateur de placer une distance entre lui et le film, entre lui et la musique, entre lui et le livre.

Je ne nie pas que l’art peut être dangereux. Oscar Wilde l’a finement montré dans son essai Le Déclin du Mensonge. Certains courants de pensée diabolisent l’art, à leur aise. Certaines œuvres possèdent effectivement un pouvoir vénéneux pour des esprits par trop influençables. Cependant, si l’on est capable de mettre une distance, d’apprécier l’œuvre sans s’en imprégner plus que de raison, si elle sert d’exutoire autant qu’elle fait réfléchir, pourquoi la condamner ?

L’article sur Djokhar Tsarnaev me révolte, parce qu’il ressasse des problèmes qui se posaient déjà des siècles auparavant. Au XVIIIème siècle, un jeune homme, le Chevalier de La Barre, fut soupçonné d’avoir tailladé un crucifix ; il avait, en outre, été accusé d’avoir chanté des chansons libertines pour se moquer de la religion et d’avoir refusé de se découvrir lors du passage d’une procession religieuse. En fouillant chez lui, les autorités découvrirent des écrits de Voltaire : l’écrivain fut accusé de corrompre la jeunesse par ses écrits. Quant au chevalier, il fut exécuté.

L’art n’est pas à condamner, et il n’est pas responsable des dérives de terroristes. Les scénaristes de Breaking Bad ne sont pas à blâmer, pas plus que ne l’était Manson en 1999. Ce sont ceux qui font mauvais usage, mauvaise interprétation de ces œuvres qui le sont, et eux seuls.

Et que cela n’empêche jamais artistes, écrivains, musiciens, peintres de créer, de dénoncer, et de s’en donner à cœur joie.

[Merci à une amie – elle se reconnaîtra – pour m’avoir mise sur la piste du Chevalier de La Barre.]

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C’est maintenant ou jamais. Jeudi 11 Avril, j’ai assisté à la première de la pièce Et de mâles ténébreux ? Vous en rêvez, de mâles ténébreux ? , dernière production en date de la compagnie de la Lune Soluble, présentée dans le cadre du festival Coups de théâtres organisé par l’université Lyon 2.  Je me dois de publier une critique maintenant avant que son souvenir ne s’estompe.

Si tant est qu’il s’estompe. Assister à la première d’une pièce dans laquelle jouent deux amies n’arrive pas tous les jours. Récapitulons.

Jeudi dernier, donc, claquée après un exposé sur Dante Gabriel Rossetti et la façon dont lui et ses amis traitaient la légende du Graal – je suis une étudiante qui affirme ses convictions en cours – je me suis ressaisie chez moi avant de prendre bus-métro-tramway jusqu’à l’université Lyon 2 de Bron. J’avais promis aux demoiselles comédiennes de venir voir leur pièce et je m’en serais voulue de manquer pareil événement.

L’amphithéâtre culturel ouvre ses portes à 19h05 et, peu de temps après, les lumières baissent. C’est parti pour un voyage dans un centre de rééducation un peu particulier…

La pièce a été écrite par Jana Rémond, que j’ai eu l’occasion de croiser à plusieurs reprises durant des cours que nous avions en commun. La jeune femme, en plus d’être dramaturge, s’est aussi chargée de la mise en scène. Très vite, une chose m’a frappée. Si je devais trouver un mot pour ce spectacle, ce serait celui-ci : maîtrise.
Je reviendrai plus tard sur le texte, mais la mise en scène seule est impressionnante. La direction d’acteurs est impeccable et aucun effet n’est de trop. Pourtant, la compagnie de la Lune Soluble n’existe que depuis trois ans !

Et de mâles ténébreux ? Vous en rêvez, de mâles ténébreux ? raconte l’histoire d’une jeune fille (Ariane Chaumat) et d’un jeune homme (Baptiste Ducloux) envoyés de force dans un centre de rééducation où l’on va leur inculquer des principes élémentaires afin de trouver l’amour et, par conséquent, le bonheur. A savoir : s’habiller, apprendre à se maquiller, savoir danser, séduire… C’est l’enseignement très particulier dispensé par le centre de rééducation, tenu d’une main de fer par un directeur aux affections douteuses. Il est aidé par deux demoiselles – dont l’aspect farfelu est finalement plus effrayant qu’autre chose – et de l’inévitable « homme beau » qui, en se pavanant sous les yeux des deux jeunes gens, est censé attiser leur envie de lui ressembler.
Se conformer aux règles où se retrouver à perpétuité sur l’île des Désolés, pas d’autre alternative.

C’est donc à une satire cinglante que nous avons affaire. La pièce de Jana Rémond s’inscrit dans la droite lignée des récits d’Orwell ou d’Orange Mécanique. Le propos est aussi violent et tout y passe au hachoir – pour mon grand bonheur, je dois l’avouer : le conformisme, les romans Harlequin, les revues féminines, la mode et l’obligation de se maquiller.

Quant aux acteurs, ils sont sept et tous très, très bons. Il est toujours amusant de voir des étudiants de son master se métamorphoser sur scène… Et ce fut particulièrement vrai dans le cas de Baptiste Ducloux, dont le jeu m’a complètement prise au dépourvu.

Je ne le cache pas, j’étais venue parce que deux des comédiennes sont des étudiantes de mon master, devenues des amies au cours de cette année. La rousse Ariane Chaumat s’est vue confier le rôle de la jeune fille. Refusant de se plier aux règles dictatoriales du centre, la jeune fille leur oppose un cynisme placide qui n’est pas sans rappeler Wednesday Addams ou Emily The Strange. Lorsqu’elle cède – momentanément – aux exigences du centre, c’est pour se plier à un tango mémorable. (Maintenant, il vous faut m’imaginer le lundi suivant, en cours : « Où as-tu appris à danser comme ça ? ») Maïté Cussey joue Mlle Sonnenblum, une des deux demoiselles qui secondent le directeur. Cet être apparemment superficiel et acquis à la cause du centre va peu à peu voir son personnage se fissurer et remettre en doute ses convictions. La comédienne dévoile tout son charisme sur scène, que je n’avais pu que soupçonner jusque là. La voir passer du burlesque au tragique a été un grand plaisir !

La pièce de Jana Rémond est une réussite. La comédie sert à masquer une critique amère et désabusée. Après tout, mieux vaut rire de la situation que se jeter par la fenêtre…

J’y pense soudain : le jour même de la représentation, j’ai eu une conversation avec Maïté et Ariane juste après mon exposé sur les préraphaélites. Nous nous sommes enthousiasmées face à ce « mouvement jeune » – après tout, Gabriel et ses amis avaient un peu plus de vingt ans quand ils ont fondé la Confrérie Préraphaélite – et j’ai déploré l’absence d’un mouvement artistique semblable de nos jours.

En ce qui concerne le théâtre, je suis désormais rassurée : la troupe de la Lune Soluble m’a prouvé qu’on pouvait faire du théâtre contemporain intelligent, bien écrit, et qui ne cède pas à l’habitude de dévêtir ses comédiens sur scène. Si vous cherchez l’avenir du théâtre, il se trouve là.

Et de mâles ténébreux ? Vous en rêvez, de mâles ténébreux ? sera à nouveau représentée à Lyon en Juin, en un lieu et une date que je vous communiquerai très bientôt – sur ma page fb comme ici. Entre jeunes artistes, on se soutient, non mais.

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