– Je vois…, dit le vampire d’un air pensif.
Puis lentement, il traversa la pièce pour aller se poster à la fenêtre. Il y resta un long moment; sa silhouette se découpait sur la clarté diffuse qui émanait de Divisadero Street et sur les rayons des phares des automobiles. L’ameublement de la pièce apparaissait maintenant plus clairement au jeune homme : la table de chêne ronde, les chaises. Contre l’un des murs, il y avait un lavabo surmonté d’un miroir. Il posa sa serviette sur la table et attendit.
– De combien de bandes disposez-vous ? demanda le vampire en tournant la tête de manière à offrir son profil au regard du jeune homme. Assez pour l’histoire de toute une vie ?
– Certainement, si c’est une vie intéressante. Quand j’ai de la chance, il m’arrive d’interviewer jusqu’à trois ou quatre personnes le même soir. Mais il faut que l’histoire en vaille la peine. C’est normal, non ?
– Anne Rice, Entretien avec un vampire (1976) –
Cet incipit est sans doute celui qui m’est le plus familier. Parfois, quand j’entre dans une librairie, je me dirige vers la section Fantastique, je prends un exemplaire d’Entretien avec un vampire et je le feuillette. C’est exactement comme saluer un vieil ami – même si, depuis, le livre est vendu dans nouvelle traduction qui n’est plus tout à fait la même que celle que j’ai mise ici.
J’ai parlé plusieurs fois d’Anne Rice et de son roman Entretien avec un Vampire ici, et j’ai publié sur ce blog plusieurs histoires de vampires (au moins quatre au cinq, voici les liens de mes préférées). Cette fois, j’ai eu envie de consacrer tout un article à son héros, Louis de Pointe du Lac. Dans la saga des Chroniques des vampires (à laquelle j’ai consacré un article), tout le monde n’a d’yeux que pour Lestat, ou Armand, ou même Marius, tiens. Louis reste un personnage très sous-estimé au sein du fandom et du grand public en général.
Je n’ai jamais compris pourquoi. Bien sûr, Louis n’a pas la flamboyance d’un Lestat ni le je-m’en-foutisme absolu d’un Armand. (Je schématise à l’extrême : je connais les personnalités des deux gars, on se fréquente depuis quinze ans, mais ce n’est pas sur eux que j’écris aujourd’hui.) Je pense que pour expliquer comment j’ai rencontré le sieur Louis de Pointe du Lac, je dois opérer une petite remise en contexte.
Quand j’étais petite, il y avait à la maison la cassette vidéo de L’Étrange Noël de Mr Jack, enregistré sur Canal +. (Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, etc.) Juste avant que le film ne démarre, la chaîne avait montré la bande-annonce du film Entretien avec un Vampire de Neil Jordan, qu’elle allait bientôt diffuser. J’avais quatre ans, j’étais évidemment bien trop petite pour le voir, mais le titre et les quelques images que j’avais vues m’avaient intriguée. Puisqu’on m’avait dit que j’aurais le droit de le regarder « quand je serai plus grande », j’ai pris mon mal en patience et j’ai attendu. Pendant sept longues années. À onze ans, j’ai reçu le film pour mon anniversaire.
Premier choc : contrairement à ce que l’affiche vendait, ce n’était pas Lestat/Tom Cruise qui était le héros du film, mais bien Louis/Brad Pitt – quand je vous dis qu’on sous-estime le bonhomme. Quoi qu’il en soit, ça a été l’amour entre Louis et moi au premier regard, j’ai acheté et dévoré le roman ensuite et… le reste appartient à l’Histoire, comme on dit. Je dis souvent que le livre et le film m’ont fait découvrir le romantisme et ont été une influence majeure sur l’univers de mes histoires. (Avec le recul, je pense effectivement qu’ils ont été une porte d’entrée, mais que s’ils ne l’avaient pas été, une autre œuvre aurait tenu exactement le même rôle. Si je regarde les lectures et les films que j’aime depuis petite, c’était évident que j’allais finir dans cet univers à un moment donné. Tous les signes étaient là.)
Au fil du temps, j’ai rencontré d’autres personnes – assez peu, il est vrai – qui ont lu Entretien avec Vampire et les livres de la saga. J’ai surtout lu les critiques et les réactions des gens sur Goodreads et Tumblr, entre autres. J’ai regardé – et regarde toujours – des fanarts des personnages sur Deviantart. J’ai pu constater que Louis était l’un des personnages principaux des Chroniques qui suscitait le moins d’enthousiasme parmi ses collègues. Il est temps de lui rendre justice.
Premièrement, Louis pose des questions. Il s’interroge sur l’origine des vampires, les notions de Bien et de Mal, l’existence de Dieu, sa propre raison d’être… et il ne le garde pas pour lui. Il échange, discute, confronte les points de vue. Plutôt que de se la jouer vampire qui se la pète mais qui n’en mène pas large au fond, il assume le fait de n’avoir aucune réponse et d’en chercher. C’est cet aspect-là, surtout, qui me touche chez lui. Cette volonté d’aller plus loin, d’être toujours en quête de réponses et de savoir.
Deuxièmement, s’il est respectueux envers ses aînés (pas comme certains, suivez mon regard vers un blondinet à canines dont le nom commence par L-E-S…), ça ne l’empêche pas de s’opposer à eux quand quelque chose lui semble particulièrement injuste. Il est peut-être celui qui a le moins de pouvoirs parmi ses potes – on y reviendra –, mais au moins, il a du cran. Il est d’autant plus méritant de s’opposer à des vampires millénaires qu’il sait parfaitement qu’il est très vulnérable, et qu’ils pourraient le mettre en pièces en deux secondes. Comme il fait preuve de tact et qu’il est diplomate, il s’en sort. N’oublions pas qu’il est fondamentalement généreux, chaleureux, et que c’est un individu digne de confiance. Bref, un type bien. Même si les choses sont un peu plus compliquées que ça, évidemment.
Troisièmement, c’est un amoureux des livres. Plusieurs passages des Chroniques des vampires montrent Louis en train de lire. Je me souviendrai toujours de ce passage, dans Lestat le Vampire, où Armand lit à toute allure des livres avant de les jeter par terre l’un après l’autre. (C’est, certes, pendant une scène de tension.) Louis, au contraire, est du genre à passer toute la nuit dans un fauteuil confortable en bouquinant au coin du feu. Ça peut paraître négligeable, mais c’est un aspect de sa personnalité que j’aime beaucoup.
Et j’en viens à sa caractéristique principale, que j’ai tue jusqu’ici parce qu’on la rabâche sans arrêt dans la série des Chroniques : Louis est montré comme le plus humain des vampires. Même si, au cours de la série, il accepte son immortalité et sa condition de vampire, Louis reste très attaché à sa nature humaine. C’est d’ailleurs une grande partie de la problématique d’Entretien avec un Vampire, et ce pourquoi il y est l’objet des moqueries de Lestat. Ce dernier a embrassé sa nature vampirique dès les premières nuits, et voit sa condition comme une bénédiction – en tout cas au début. Louis, quant à lui, tient à conserver des sentiments humains et la possibilité de mourir s’il le souhaite. Avoir trente-six mille pouvoirs et être résistant au feu ne l’intéresse pas. C’est pourquoi il refuse de boire le sang des vampires les plus anciens, afin de conserver tout ce qui fait qu’il est… lui. De rester proche de ce qu’il était en tant que mortel. Ce refus obstiné de devenir plus puissant provoque d’ailleurs une certaine fascination chez ses pairs. Si Lestat tombe amoureux de tout le monde, beaucoup des vampires des Chroniques tombent amoureux de Louis, ou sont en tout cas captivés par lui. Précisément parce qu’il est le plus humain d’entre eux.
(Dans Merrick, Anne Rice a finalement fait en sorte que Louis boive – bien malgré lui – un sang ancien, supposé le ramener à la vie après son suicide. En revanche, Louis conserve sa part d’humanité et n’en réclame jamais à nouveau.)
Cependant, Louis de Pointe du Lac n’en reste pas moins un vampire, et un vampire qui doit tuer pour survivre. Même si l’idée le révolte au début, il s’y résigne, et il excelle en la matière. « Il paraissait à la fois mortel et délicat. Ses victimes l’avaient toujours adoré », peut-on lire dans Lestat le Vampire. C’est un paradoxe qu’on retrouve dans les premiers livres des Chroniques. Il s’atténue un peu (et c’est bien dommage) par la suite, lorsque les vampires s’emploient à ne tuer que les humains « malfaisants ». Ce qui en fait des sortes de justiciers un peu étranges, à la réflexion. Aussi généreux et compréhensif soit Louis, sa nature est celle d’un tueur impitoyable. Dans les premiers tomes, cette ambiguïté est mise en avant à plusieurs reprises, puisque Louis se nourrit des humains qui croisent sa route, qu’ils soient innocents ou non. On est donc très loin d’un héros manichéen. (D’ailleurs, ses relations avec Claudia et Armand, décrites dans Entretien avec un Vampire, contribuent à le rendre éminemment compliqué et à l’éloigner de tous les clichés du vampire prévisible et mièvre.) Même s’il paraît plus simple à définir que son acolyte Lestat, Louis est tout aussi complexe. Tous deux représentent une facette différente du romantisme. Pourtant, Louis est probablement celui qui l’incarne le mieux, à travers ses contradictions, ses questionnements et sa nature ténébreuse qu’il considère comme un fardeau, même s’il s’en accommode au fil des années.
Enfin, et je le place en dernier parce que c’est un point presque superficiel, Louis est beau. « Normal, c’est un vampire », direz-vous. Peut-être, mais quand vous avez douze ans et que vous lisez la description d’un jeune homme au teint pâle, aux longs cheveux noirs bouclés et aux yeux verts qui s’avère être immortel, ça fait son petit effet. Ne crachons pas dans la soupe, Brad Pitt l’incarne à la perfection dans le film Entretien avec un Vampire, même s’il a déclaré que le tournage avait été un calvaire pour lui. Merci de l’avoir vécu, Brad. Je l’ai dit au début de cet article, mais j’aime beaucoup regarder des fanarts de Louis. Je revois aussi le film régulièrement, et Entretien est un des rares livres que j’ai relu (et relirai) plusieurs fois : mon impression est toujours la même. Mon amour pour cette histoire et son héros ne s’est pas atténué. Même si j’ai découvert énormément de choses depuis et que j’ai agrandi mes horizons, je retourne toujours à cette œuvre. Il y en a qui ont une importance si grande dans votre vie qu’elles font partie de vous, de votre personnalité. Elles ont contribué à faire de vous ce que vous êtes.
Oscar Wilde parlait souvent de la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes comme de l’une des plus grandes tragédies de son existence, qui l’a fait pleurer lorsqu’il était adolescent et qu’il n’a jamais oubliée. Il exagérait un brin, bien évidemment, mais il y a toutefois un fond de vérité dans ses propos. Lucien était le héros préféré de Wilde – avec Julien Sorel –, et les deux livres de Balzac où il apparaît l’ont profondément marqué. Il les a relus tout au long de sa vie. Je pense que j’entretiens une relation tout aussi forte avec le personnage de Louis de Pointe du Lac, vampire de son état.
Cet article lui est dû.
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