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« Madame Bovary » vu par Lisa Brown.

Le moment est venu d’écrire l’article le plus honnête et le plus cinglant de toute l’histoire de ce blog. Au détour d’une conversation avec Alexandra de Diverses et Avariées, nous en sommes toutes deux venues à un constat : les livres qu’il faut lire, autrement dit les classiques, sont tous déprimants.
Afin de rendre justice à Alexandra, disons plutôt qu’elle a énoncé ce constat (auquel j’avais réfléchi dans mon coin sans le dire à personne des jours plus tôt) et que nous avons discuté de cette question.

Arrêtez-vous cinq secondes et réfléchissez. Qu’y a-t-il d’amusant dans :
La Princesse de Clèves
Andromaque
Crime et Châtiment
Le Portrait de Dorian Gray
A peu près tous les romans de Victor Hugo
Les Zola ou les Balzac
Gatsby le Magnifique

Et ça s’applique à quasiment tous les classiques universellement admis comme tels.

J’en entends déjà parmi vous crier : « Et Le Seigneur des Anneaux ! », « Sherlock Holmes ! ». (Juste à côté de moi, quelqu’un vient de lancer cette protestation bien compréhensible.) Sauf que non. Peu d’universitaires font étudier les livres de Tolkien et Conan Doyle en cours (même s’ils font l’objet de mémoires écrits par des étudiants), parce qu’ils ne sont pas considérés comme des classiques. J’en vois déjà là-bas qui citent Alexandre Dumas.

Anecdote : une amie, professeur à l’université, s’est spécialisée dans l’étude d’Alexandre Dumas père. Pourquoi ? Parce que Dumas, auteur populaire s’il en est depuis le XIXème siècle dans les milieux non-intellectuels, n’était de ce fait pas pris au sérieux dans les cercles universitaires. Pour cette amie, devenir spécialiste d’Alexandre Dumas était une façon de lui rendre justice, et de démontrer la richesse d’une œuvre trop souvent dévalorisée.

Mais nous n’avons pas répondu à la grande question : pourquoi les classiques sont-ils déprimants ?

Soit ils ont des histoires atroces – si tant est qu’ils se finissent bien – soit ils se terminent mal.

Certains des plus grand chefs-d’œuvre de la littérature ont pour auteurs des gens dépressifs. Plusieurs articles le démontrent, dont un de mes préférés : Why a touch of madness boosts creativity.

Tous ces écrivains ne font pas des romans déprimants : si Dickens écrivait constamment afin d’éviter de sombrer dans la dépression, il a aussi publié Les aventures de Mr Pickwick. Et le monde entier oublie l’humour dévastateur de Virginia Woolf, qui a écrit l’essai Suis-je snob ?. La majorité des gens retient De grandes espérances et Mrs Dalloway.

Pourquoi ? Excellente question. On considère communément que la gaieté ne va pas de pair avec la crédibilité ou la profondeur. Un livre considéré comme un classique est, la plupart du temps, sérieux. Cf : la liste ci-dessus et la plupart des classiques auxquels vous pourrez penser.

J’imagine un cercle d’universitaires très sérieux recommandant Dostoïevski plutôt que Gogol ou Boulgakov parce qu’il est, pensent-ils, de leur devoir de donner à lire des pavés décrivant avec une intensité dramatique les tourments de l’esprit humain.
Comme si l’être humain n’était pas assez tourmenté chaque jour.

Ce qui nous ramène à la conception que chacun a de la lecture. Pour moi, la lecture a toujours été synonyme d’évasion. Bien sûr, elle a aussi pour but de faire réfléchir. Mais bon sang, entre un pavé russe et De bons présages pour me remonter le moral, je n’hésite pas un quart de seconde.
(Je ne conseillerais jamais assez ce bouquin de Neil Gaiman et Terry Pratchett. C’est un des romans les plus drôles et les plus intelligents jamais écrits. Interrompez la lecture de cet article et commandez-le fissa sur le net – rares sont les librairies qu’il l’affichent dans leurs étagères.)

Hommage aux auteurs Terry Pratchett (à gauche) et Neil Gaiman (à droite), qui se sont amusés comme des petits fous avec ce roman génial.

Les romans joyeux ou ceux qui ont pour but d’amuser, de divertir, ne sont jamais pris au sérieux par les universitaires. Des exemples ? Les œuvres de Jules Verne, malgré leur complexité et leur aspect visionnaire, sont toujours considérées comme des romans jeunesse. Roald Dahl n’est pas mieux perçu. Peu de gens prennent au sérieux la lecture de Peter Pan (un livre qui a pourtant déterminé énormément de choses). J’attends toujours de voir Tolkien largement étudié à l’université comme il le mérite (en France, du moins).

Pourquoi devrait-on toujours étudier les tourments psychologiques ou la guerre ? Pourquoi Saki n’aurait-il pas autant de valeur que Céline ? Pourquoi Dahl ne serait-il pas à ranger à côté de Dostoïevski ?

La solution serait de faire une bonne fois pour toutes évoluer la notion de « classique ». Si l’on juge l’impact littéraire de Balzac, Flaubert ou Henry James sur la littérature mondiale, bien évidemment, ce sont des auteurs à l’importance capitale, des classiques dont je ne conteste ni le mérite ni la valeur. Mais James Matthew Barrie, Alexandre Dumas et Lord Dunsany ont également eu un impact énorme sur la production littéraire. Leur influence est encore manifeste de nos jours.

Ce n’est pas parce qu’un roman plaît largement au-delà d’une élite littéraire qu’il n’a pas droit au titre de « classique » de la littérature. Et ce n’est pas parce qu’une histoire est joyeuse et date de moins de deux siècles qu’elle devrait rester cantonnée au gentil rang de divertissement.

J’invite chacun à redéfinir sa conception de classique de la littérature. Et surtout, à lire ce qu’il a envie de lire, parce que ça lui fait plaisir et pas toujours parce qu’il faut avoir lu tel ou tel bouquin.

(Il n’empêche que les sœurs Brontë restent indispensables. Mais ça ne doit pas vous empêcher de vous éclater avec De bons présages.)

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